Qu’on se le dise : la natation a cessé d’être une science exacte. Ses lignes d’eau restent toujours rectilignes, mais la compétition ne se prive plus de brouiller les cartes. A Tokyo, ce dimanche, la première matinée des finales olympiques a donné le ton. Le 400m masculin, une épreuve où l’imprévu résiste rarement au mélange des genres, semblait promis aux grands de ce monde. Avec deux Américains et autant d’Australiens sur les plots de départ, l’animateur de la session pouvait déjà préparer les hymnes. Mais la course a bousculé l’ordre établi. Elle s’est donnée à un Tunisien de 18 ans, Ahmed Hafnaoui, placé à la ligne d’eau numéro 8 pour avoir gagné sa place en finale avec le dernier temps des qualifiés.
Hafnaoui ? L’inconnu dans la maison. Longiligne, doté d’une musculature de junior, l’air de ne pas trop savoir où poser les pieds, il a attaqué la course avec un rêve enfoui dans son paquetage de nageur : le titre olympique. Mais le Tunisien l’a expliqué plus tard en conférence de presse : «J’y pensais un peu, bien sûr. Mais pour être franc, pas pour cette course. La victoire, je l’imaginais plutôt pour mon autre épreuve, le 800 m [finale programmée jeudi 29 juillet, ndlr].» En 3’43”36, il l’a pourtant décrochée par la grâce d’une dernière longueur avalée avec des manières de mort de faim.
Pas d’excédent de bagages
Avant les Jeux de Tokyo, Ahmed Hafnaoui connaissait seulement de la victoire la description faite dans les médias par ses rivaux américains, australiens ou japonais. Fils d’un ancien basketteur de l’équipe de Tunisie, il intègre le programme national de natation à l’âge de 12 ans. En 2018, le pays l’envoie se frotter aux meilleurs aux Jeux olympiques de la Jeunesse à Buenos Aires. Il ne ménage pas ses efforts, enchaînant 200, 400 et 800 m. Costaud. Mais il repart d’Argentine sans excédent de bagages, avec une septième place au 800 m comme meilleur résultat.
Au retour, il se remet au boulot. Avec une idée fixe : imiter son idole, Oussama Mellouli, seul nageur tunisien ayant connu avant lui l’ivresse d’un titre olympique, sur 1 500 m aux Jeux de Pékin en 2008, puis en eau libre (10 km) quatre ans plus tard aux Jeux de Londres, dans les eaux du lac de Hyde Park. «J’ai toujours rêvé de suivre ses traces, reconnaît Ahmed Hafnaoui. Je m’entraîne seul avec mes deux coaches, ça n’est pas facile. Mais je travaille dur.»
Sa victoire en poche, dimanche matin, il s’est pointé pour la cérémonie du podium en tenue de plagiste, t-shirt et bermuda, flanqué d’un Australien, Jack McLoughlin, et d’un Américain, Kieran Smith, habillés comme pour un défilé. A l’heure de l’hymne, il a retenu une larme sans quitter des yeux l’un de ses entraîneurs, seul témoin du pays présent dans la tribune. «Je n’y crois pas, c’est incroyable, a-t-il lâché plus tard face aux médias. Je suis champion olympique ! J’ai juste mis la tête dans l’eau, et voilà. C’est incroyable. Un rêve se réalise. Je dédie cette victoire à ma famille. Ma mère, mon père, mes sœurs. J’espère qu’ils sont fiers de moi.»
Première sensation des épreuves de natation, Ahmed Hafnaoui entre dans l’histoire de la Tunisie. Il devient seulement le quatrième champion olympique du pays, après les athlètes Mohammed Gammoudi à Mexico en 1968 (5 000 m) et Habiba Ghribi à Londres en 2012 (3 000 m steeple), et le nageur Oussama Mellouli. Le quatrième, mais le moins attendu. La magie des Jeux, résumeront les plus romantiques. La loi de la compétition, suggère l’Australien Jack McLoughlin en caressant du regard sa médaille d’argent. «Ce sont les Jeux olympiques, explique-t-il. Avant la course, beaucoup de gens prédisent qui va gagner, qui va arriver deuxième et tout. Mais ce sont les Jeux olympiques et tout peut arriver. Les meilleurs sont ceux qui viennent aux Jeux et nagent leurs meilleurs temps.» Ahmed Hafnaoui en fait partie. Pour un seul jour, peut-être, mais un jour pour l’éternité.
Source Liberation.fr